Des origines controversées
L'histoire des Messageries remonte aux années 1870, période où l'amirauté entretenait une troupe de l'ordre de trois mille hommes en Cochinchine et où le port de Saïgon, à l'époque un peu plus de cinquante mille âmes, abritait le Conseil Colonial. Celui-ci, avant Doumer, gérait l'impôt levé sur la population locale de façon discrétionnaire. Autant dire qu'il devait falloir un vrai esprit d'aventure et une poigne solide ou un brevet de natation en eaux troubles pour monter une affaire à l'époque.
Des origines controversées
Une chaloupe au départ de Mỹ Tho vers le delta du Mékong. Image ©
Belle Indochine
L'origine des Messageries Fluviales de Cochinchine varie selon les sources.
Les fameux frères Victor et Henri Roque, originaires de l'Aveyron1) mais qui étaient déjà depuis longtemps en Asie, approvisionnaient les troupes de Cochinchine à partir des Philippines depuis 1857 et surtout depuis le débarquement de Tourane2) de 1858. Quand l'amirauté appela les entrepreneurs à participer à la construction de la colonie avec l'aide de subventions levées sur la population indochinoise, Victor vint s'installer à Saïgon en 1860, puis fit venir son frère Henri et s'associa en 1870 avec Marcellin Larrieu pour ouvrir les Messageries à Vapeur de Cochinchine3))
qui commençèrent à ouvrir des routes entre Saïgon et le Cambodge, à l'époque jusqu'à Kratié, qui était le point le plus haut réputé navigable du Mékong.
Quelques années plus tard, après l'échec d'un projet dans le domaine ferroviaire, toujours en direction du Cambodge, Jules Rueff4) se tourna vers le fleuve, moyen de communication bien plus naturel dans la région, et fonda les Messageries Fluviales de Cochinchine en 18815). Les Messageries Fluviales, dont le siège était à Paris, furent dès le départ dotées du plus grand capital de la colonie (un million et demi de francs), et obtinrent avant même d'être fondées les subventions jusque là versées aux Messageries à Vapeur et un premier contrat de neuf ans lui assurant le monopole du service postal fluvial6). Elles prirent la haute main sur la navigation fluviale vers le delta et le Cambodge.
On crédite souvent les frères Roque de la fondation des Messageries Fluviales, bien que leurs statuts les donnent fondées en 1881. Était-ce un changement de nom d'un commun accord? L'un des frères Roque est-il revenu pour rétablir les Messageries avec Rueff7)? Est-ce un exemple du pouvoir discrétionnaire qu'exerçait le conseil colonial avec l'allocation de son budget? La jungle ne s'est jamais arrêtée à l'entrée de la ville.
Toujours est-il que de très nombreuses entreprises ne voyaient leur survie qu'avec les subventions, et que l'allocation de ces subventions créait un terrain de jeu souvent très inéquitable. On ne trouve pas de trace des Messageries à Vapeur après 1882, et on retrouve les frères Roque au Tonkin dès les années suivantes.
Le Temps de l'Aventure
Les Messageries Fluviales ont pris un rôle central dans la logistique des expéditions de 1893 vers l'amont, avec des chaloupes comme la Hàm Luông, le Lagrandière ou le Massie, qui permirent d'ouvrir la voie du Mékong jusqu'à Luang Prabang voire au Triangle d'Or et aux confins les plus au Sud de la Chine. À l'époque comme aujourd'hui, les chutes de Khône, aux 4000 îles, interdisaient de franchir le Mékong du Cambodge au Laos. Les Messageries installèrent sur la grande île de Khône d'abord une voie métrique avec trois wagonnets tirés à bras, et qui permirent de transporter les premières chaloupes, puis un vrai chemin de fer quand le traffic commercial s'installa.
Le temps de l'aventure
La chaloupe
Hàm Luông traverse Khône sur un wagonnet tiré à bras d'homme vers le Laos en Octobre 1893, et montre ici sa machine à vapeur. Baptisée canonnière, elle ne faisait que 20 tonnes. Image ©
Souvenir Français de Chine
C'est là que nous découvrons un vapeur nommé Bassac, acheminant les marchandises entre l'île de Khône et la Cochinchine. Mais c'est pour une autre histoire.
Comme beaucoup de monopoles de fait, les Messageries Fluviales ont eu une réputation mitigée, usant et abusant à l'occasion de leur situation privilégiée, et c'est sans doute pour garder la haute main sur le marché très lucratif de l'approvisionnement des troupes et de l'effort de colonisation vers le Tonkin, que les Messageries Fluviales allaient par exemple soutenir et financer en partie les expéditions de 1893, qui visaient à rendre commerciale la route du Laos.
Quand elles ont ouvert une ligne vers Battambang, sous la domination de fait du Siam (maintenant la Thailande) mais convoité par la France, la ligne n'était naviguée que très irrégulièrement. Les marchands qui devaient acheminer des biens sur cette ligne auraient du régulièrement verser des dessous de table, et Jules Rueff aurait été prêteur au taux usurier de 120% par an8). Quand des concurrents cherchaient à ouvrir des routes commerciales sur les voies que Rueff jugeaient les siennes, non seulement elles n'obtenaient pas de subsides, mais en plus les Messageries voyaient leur contrat s'étendre.9)10)
Le Colombert, vapeur de 105 tonnes, au Laos; in:
Excursions aux temples d'Angkor; livret du passager, publié par les
Messageries Fluviales de Cochinchine, 1912. Image ©
South East Asia Visions
“Dans l'affaire, entièrement à l'avantage de la Cie, la Colonie allait être obligée de payer pendant les 25 années du contrat qui la liait à Rueff, à titre de subvention postale, des sommes considérables qui permirent à ce dernier de réaliser, en moins de 3 lustres
11), une fortune colossale. […] Cela n'empêchait nullement la direction d'être d'une avarice à faire pâlir de jalousie tous les Harpagons de la terre.”
12)
Les équipages étaient mal payés et les pertes de matériel leur étaient imputées, mais la morale était telle que certains avaient quand-même la réputation de bien vivre, et quelque-uns ont même fait fortune, se régalant de richesses, de maîtresses et même d'une écurie de course comme un certain Commissaire P… à bord du vapeur Donaï13) qui ne fut jamais pris à la contrebande d'armes et d'opium, bien que les officiers du fisc lui aient donné la chasse tout autour de l'Indochine et du Siam.14)
Il n'en reste pas moins que les Messageries Fluviales furent très présentes au cours de toute la période et qu'elles participèrent très activement aux hauts faits de la colonisation. Ses bateaux ont pris part à la logistique mais aussi à des opérations actives, le cargo J-B Say a même été coulé par les siamois en 189315) au cours d'une telle opération.
À suivre…
Notre article originel, Un Bassac au XIXème siècle, porte une bibliographie.
Pouvoir et négligence
Il faut croire que l'aventure et la passion pour le fleuve se sont étiolées avec l'arrivée des nouveaux contrats en 1914: plus question de licence exclusive pour 20 ans, et des conditions bien plus serrées ont cadré les activités des Messageries en tant que service public16). Entre les crues et les courants du Mékong, le manque de diligence des administrateurs en charge et des infrastructures insuffisantes, Les Messageries ont continué à négliger leurs clients jusqu'à ce que l'outrage éclate à la fin des années 20.
Pouvoir et négligence
Le très beau
rapport au Ministre des Colonies, qui a mené au durcissement du contrat des Messageries, parle de laisser-aller, de correspondances manquées et d'abandon. Ici encore nous entendons parler d'un
vapeur nommé Bassac, navigant en 1914 entre Phnom Penh et Kratié.
PDF, en Francais, (c) Kyoto University
À propos d'une route pavée construite moins de dix ans auparavant sur toute la longueur de Khône: “M. le Résident Supérieur p.i. en marge du rapport sur la province de Bassac: Il est certain que c'est l'esprit de suite qui a le plus manqué au Laos. Il semble que les routes faites aient cessé d'intéresser M. Mahé -et c'est ici le cas- dès l'instant où elles étaient terminées. Aujourd'hui la chaussée est envahie par l'herbe, les ponts sont effondrés et la machine complètement rouillée sera très difficile à remettre en état.”
Devenues la Compagnie Saïgonnaise de Navigation et de Transport (C.S.N.T.)17) et basées à Saïgon, les Messageries remontèrent fortement les droits de transport sur le fleuve en 1926, une fois les contrats renouvelés, ouvrant grand la porte à la concurrence du Siam (la Thaïlande), et gagnaient le surnom auprès des résidents laotiens de Commerce Soumis, Nouvelles Tracasseries18).
L'
Accusation par les commercants au Laos des actes de la C.S.N.T. en 1928, in
L'Éveil Économique, Hanoi. “Le Monopole des Transports fluviaux du Mékong cherche à étrangler le commerce laotien”
PDF, en francais, (c) Kyoto University
L'affaire était devenue essentiellement un conglomérat financier: son capital fut investi dans des secteurs aussi divers que les plantations et la transformation de caoutchouc, les Comptoirs Généraux de l'Indochine, les travaux publics et l'électricité, des scieries, le Crédit Foncier de l'Indochine19).
La C.N.S.T. sera finalement cédée en 1938 à la Société de Chalandage et Remorquage de l’Indochine.
Un Vapeur Nommé Bassac
Un vapeur nommé Bassac navigait le Mékong au XIXème siècle.
L'histoire des Messageries Fluviales de Cochinchine a eu des hauts et des bas, et a été plus ou moins morale, mais s'il y a bien une chose qu'ils savaient faire, c'était s'équiper de bateaux adaptés à leur mission. Si les premières chaloupes étaient rapides pour leur temps, et assez légères pour être transportées au-travers de Khône, les vapeurs qui navigaient le bas Mékong étaient, eux, bien adaptés à cette région.
Quand les Messageries ont eu à établir une ligne vers l'ile de Khône, les Vapeurs de Première Classe d'alors n'étaient pas assez rapides pour remonter le courant en hautes eaux, et ils mirent en service le vapeur hors classe Bassac, le premier bateau à cabines capable de remonter le Mékong jusqu'au Nord du Cambodge et d'héberger des passagers la nuit au besoin.
Le premier
Bassac, 214 tonnes, à l'ancre près d'un arbre Cây Sao lors d'une inondation. Image ©
ANAI
Le Bassac était un vapeur hors classe, capable de filer 12 noeuds (environ 20km/h sur eau étale) aussi voire plus rapide que les chaloupes de seconde classe (navigant de jour) qui étaient employées sur cette route jusqu'alors. Il suivit la route de Châu Đốc à Phnom Penh puis en amont jusqu'à la station Sud de l'ile de Khône, où il a accueilli une fois le gouverneur général Paul Doumer. À partir de Juillet 1896, il fut rejoint par un alter ego, le Viên Chan20).
Son étrave droite et fine et son haut franc-bord suggèrent que le premier Bassac ait pu être concu pour naviguer vers Saïgon, où avant 1910 il aurait du franchir le bras de mer de rạch nước mạn, soumis à la houle.
Le Bassac fut emménagé au pont supérieur et équipé de ventilation électrique seulement en 1914 et sur l'ordre spécifique du Gouvernement Général de l'Indochine lors du contrat relatif au service postal, qui ne laissait plus grand-chose au bon vouloir des Messageries21).
Certains choix restent d'actualité
Plus de cent ans après, les dimensions des bateaux restent dictées par les caractéristiques des cours d'eau qu'ils naviguent, avec la contrainte de passer des ponts qui n'existaient pas à l'époque. Nous avons retenu des dimensions très proches. Les Bassac d'aujourd'hui suivent avec le bénéfice de la technique moderne les choix des pionniers du XIXème siècle: Même tonnage, même vitesse, et mêmes dimensions, alors que nous ne connaissions pas le Bassac originel quand nous avons concu les nôtres.
Aujourd'hui comme alors, pour pouvoir faire demi-tour sur les voies secondaires comme le canal de Chợ Lách, il faut toujours faire moins de quarante mètres de long. C'est très important pour des raisons de sécurité: les chalands de matérieux et leurs pousseurs entrent dans le sens du courant, et si l'un d'entre eux se met en travers et bloque le traffic. Si on les suit, comme on est dans le sens du courant, il faut pouvoir se retourner pour se mettre à l'ancre.
Le tirant d'air des Bassac d'aujourd'hui respecte aussi les mêmes contraintes qu'à l'époque: en cas de fort coup de vent, et un violent coup de torchon peut arriver de façon très subite pendant la mousson, il faut être suffisament bas sur l'eau pour garantir la stabilité et pouvoir profiter de la protection de la végétation. Comme ils n'ont pas dans les fonds l'énorme charge d'une machine à vapeur, avec sa chaudière et son stock de charbon pour les stabiliser, nos Bassac sont construits probablement plus larges que le vapeur historique pour pouvoir soutenir un coup de torchon même à découvert et réduire le tirant d'eau.
D'autres standards ont dû être revus
“
Chez Rueff, la table et l'hygiène du bord restèrent jusqu'au bout très insuffisantes et ce ne fut que vers 1910 que, aiguillonnée par l'approche de l'expiration de ses contrats, la société consentit à placer 4 pauvres cabines […]
et [à]
doter enfin les vapeurs d'une si pale lumière électrique que les passagers devaient renoncer à toute lecture après le coucher du soleil.”
22)
Heureusement que les Bassac d'aujourd'hui ne respectent pas aveuglément tous les standards mis en pratique par nos glorieux prédécesseurs. Aujourd'hui, plus besoin de bougie à l'entre-pont, près des chevaux et de la volaille pour pouvoir lire le soir.